En prélude au retour annoncé pour cette fin d’année du groupe du génial Richard Davies, The Moles, penchons-nous quelque peu sur un album qui, s’il n’a pas connu le succès qu’il méritait, aura au moins traumatisé votre chroniqueur.


Il est un lieu commun, très en vogue sur le net, qui voudrait que 1994 fut un cru exceptionnel pour la musique.On nous rabâche à longueur d’articles que «Â ouiiiiiiiiiiii, 1994, c’était l’année de Grace, Dummy, Illmatic… » patati patata, il y a vingt ans, c’était mieux avant… Certes. Mais il y a vingt ans, quand on y repense, c’était une année de merde pour Richard Davies. Comment ça une année de merde ? Il sort Instinct avec les Moles et Cardinal avec Eric matthews et c’est une année de merde ? Faudrait voir à arrêter la colle.

Année maudite parce qu’artistiquement parlant, le songwriter australien et new yorkais d’adoption sort deux Å“uvres majeures dont personne ou peu ne parle. Pour preuve, il a fallu attendre onze années pour que Cardinal se voit réhabilité et vingt pour The Moles. Votre chroniqueur ne reviendra pas sur Cardinal, d’autres l’ont fait avant lui avec plus de talent mais en revanche il évoquera ici le traumatisme lié à Instinct, Å“uvre majeure pour sa personne et disque intemporel.

Revenons sur l’histoire d’Instinct, disque d’une ironie assez cinglante. En 1993, Davies dissout The Moles, se barre à New-York, demande aux autres membres du groupe s’il peut continuer à utiliser le nom The Moles, fait Instinct, sort Instinct puis passe à autre chose avec Eric Matthews. Fin de l’histoire.
Sauf qu’Instinct est un des albums les plus étranges et habités qui ait été conçu en ce bas-monde. Selon Davies il aurait été créé pendant une période trouble de sa vie, quelque part entre Sydney et New York, alors que le groupe ne se limite plus qu’à lui-même et se veut être, selon les termes de Davies, le polaroid d’un apatride. Il semble surtout être le témoignage musical d’une psyché autant cabossée qu’étrange.
Il est vrai que la première impression laissée par Instinct pourrait se résumer à cette sentence : quel est le fou qui a composé ce disque inaudible ? Certainement une âme tourmentée, recluse, vivant en autarcie et probablement paranoïaque, cherchant à avoir le contrôle absolu sur tout. Pourtant, contrairement à d’autres fous chantants comme Syd Barrett ou encore Daniel Johnston, Instinct n’est pas un disque reflétant la vision d’un moi morcelé, détruit, bien au contraire. La folie (en étroite corrélation avec le génie) qui l’habite lui permet d’ouvrir de nouveaux horizons, immenses, d’une beauté fascinante pour qui saura les appréhender. Mais il faut savoir une chose : la route qui y mène n’est connue que de Davies et ne semble obéir qu’à sa propre logique.

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Donc, pour cela, il vous faudra faire abstraction des idées préconçues que vous aviez sur la pop music : ici, point de couplet refrain pont, encore moins de fluidité. Chez Davies, un morceau va d’un point A à un point B en s’égarant le plus possible, en trébuchant, en saisissant au hasard de sa chute des harmonies, des mélodies. Une chanson est donc un équilibre précaire entre l’harmonie et le chaos, se créé non pas sur la fluidité mais par rupture, fragmentation, sur la base de séquences, d’images, de sensations, d’association d’idées. Le génie de Davies est de parvenir à faire de ce patchwork effrayant et bizarre un tout musical cohérent. Et de lui donner de l’espace.

Les présentations, ou les mises en garde c’est selon, faites, à quoi peut donc bien ressembler Instinct ? La réponse est simple et sans fioritures : une oeuvre totale.
N’en ayant probablement pas conscience. Une symphonie pop, baroque, rock, punk, expérimentale, d’une vingtaine de minutes, parfaitement déglinguée. Un disque qui ose absolument tout, car ayant tout à donner et surtout rien à perdre. Cuivres triomphants (« The Crasher ») ou fatigués (« Minor Royal March »), claviers sur le fil du rasoir, jouant faux plus que de raison, guitares tantôt claires, tantôt dissonantes, la voix reste le seul repère de cet album auquel l’auditeur peut s’accrocher. Instinct c’est Brian Wilson dans le crâne d’un Jarvis Cocker époque Freaks voire d’un Burt Bacharach dans celui de Syd Vicious, une prise de risque constante, un album dont le leitmotiv semble être, comme le décrivent si justement les paroles de « The Crasher » (“Don’t wait for the ship. Swim”) d’avancer. Encore et toujours. Et si possible sur des terres jusque là inexplorées. L’album s’apparente à une succession de mini-séismes : quelque chose d’inconfortable vous ballottant dans tous les sens, dans lequel même les respirations vous prennent à la gorge (les ruptures sur « Cassie Pike », l’ambiance claustro sur « Cars for King Cross » et les ruptures claustros sur le sublime « Raymond, did you see the Queen »).

Pour parfaire le tout, il faut savoir qu’Instinct capte parfaitement l’humeur d’un chanteur entre deux eaux, paumé et fait office en sorte d’instantané : au travers de paroles tantôt explicites, souvent nébuleuses, adeptes de jeux de mots et d’associations d’idées tordues, de la désillusion en passant par la tristesse, les doutes, les affres, la perte d’identité, la découverte d’un autre possible, ailleurs, puis l’espoir, Richard Davies se met littéralement à nu. Sauf qu’ici l’auditeur a directement accès à la cervelle, cramée, et aux tripes, le reste étant superflu. En somme, et c’est là l’ironie de ce disque, autant dans la matière musicale que textuelle, jamais titre n’aura été aussi peu fidèle à son contenu : Instinct est le fruit d’une réflexion musicale intense, ne laissant justement aucune place à l’instinct, c’est le regard sur quarante ans de musique pop d’un véritable créateur aidé en cela par des musiciens entièrement dévoués à sa vision -très particulière- de la musique.

Instinct est avant tout un grand album, qui, vingt quatre minutes et vingt années plus tard, dérange et sidère toujours par son originalité ainsi que son intemporalité. Le plus étonnant étant que deux ans plus tard et sous son nom, Davies réitérera le même exploit avec un There’s never been a crowd like this bâti avec les mêmes matériaux à une exception près : la lumière remplace la noirceur d’Instinct.

The Moles, Instinct (Flydaddy, réédition chez Fire Records)