Les derniers souffles rock du leader du Gun Club mis en musique. Un parterre d’hôtes exceptionnels — Nick Cave, Mark Lanegan, David Eugene Edwards… — lui rendent un hommage vibrant.


Près de quinze ans après sa mort, le culte ardent voué à Jeffrey Lee Pierce par ses fans n’est pas près de s’éteindre. Au-delà des récentes et luxueuses rééditions des albums du Gun Club, il suffit de voir la quantité de vidéos « qualité VHS » disponible sur YouTube pour comprendre que son absence se fait durement ressentir. Aussi maudit soit-il, le poète punk était particulièrement adoré en France de son vivant, notamment grâce au concours de feu le label New Rose. Si son rock possédé a fait des émules notoires — Sixteen Horsepower et Noir Désir, pour les plus fréquemment cités — l’âme écorchée du Gun Club a aussi indiqué la route à une nouvelle génération de cuirassés rebelles (Sons & Daughters, Lazarus, Archie Bronson Outfit, Obits).

Remercions Cypress Grove, bassiste du Gun Club et fidèle gardien de sa mémoire, d’avoir exhumé quelques précieuses démos perdues de l’auteur de “Fire Spirit”. Il s’agit pour la plupart de compositions inédites, voire des bribes de textes laissés à l’état d’ébauche. Le chanteur texan n’a pas eu le temps de les coucher sur bandes, la faucheuse les ayant coupées avant. La qualité du son étant trop mauvaise pour envisager de les sortir tel quel, Cypress Grove a eu l’idée de confier cette matrice à quelques artistes triés sur le volet. Cas unique dans ce genre de projet fantasmé, personne ne manque à l’appel. Non seulement ses amis sont tous là en studio, mais l’engouement suscité par le projet a généré de nombreuses collaborations pour rendre justice aux mélodies orphelines : nul doute que Nick Cave, son vieux frère prédicateur, Mick Harvey, la muse Debbie Harry, Mark Lanegan, la guitare géniale de Kid Congo Powers ou encore la grande performeuse Lydia Lunch, parmi les plus proches, n’auraient manqué les séances pour rien au monde. La relève non plus n’est pas négligée, avec son plus brillant héritier David Eugene Edwards (Sixteen Horsepower, Wovenhand) et puis quelques jeunes couteaux a priori membres du fan club, tels que le duo danois The Raveonettes ou encore les « heavy » folkers de Crippled Black Phoenix

Du fait de cette surcharge émotionnelle émanant du legs, intensifiée par l’investissement de ses proches intervenants, We Are Only Riders est sans conteste une réussite. Si l’urgence punk psychobilly a fait la légende du Gun Club, celui-ci a aussi gravé dans le marbre de non moins magnifiques ballades crépusculaires. Les seize hommages rendus The Jeffrey Lee Pierce Sessions Project se consacrent essentiellement à ces dernières. Si certains titres sont repris plusieurs fois, chaque interprétation laisse éclater une couleur singulière. C’est le cas de “Free To Walk” : légère et champêtre avec le duo Mark Lanegan & Isobel Campbell, elle se mue sous le contact électrique de The Raveonettes en une impressionnante valse shoegazy, les curseurs poussés dans le rouge. Le blues vagabond “Ramblin’Mind” aurait pu figurer sur l’album de reprises Ramblin’Jeffrey Lee. Mais il a le privilège du saint père Nick Cave, que l’on n’avait plus entendu ainsi sous l’emprise du démon depuis bien longtemps. De la difficulté de passer après cette performance, l’adaptation de David Eugène Edwards en « chevauchée gothique » s’en sort vaillamment.

The Jeffrey Lee Pierce Sessions Project réserve son lot de surprises venant de la gente féminine, diablement bien représentée. Notamment le choix de Debby Harry dévolu sur un classique (seul morceau déjà connu), le somptueux “Lucky Jim”, chanson-titre de l’album posthume du Gun Club. La voix esquintée de l’icône blonde trouve un second souffle dans sa réadaptation, sobre et élégante, emprunte de nostalgie fébrile. Aussi, le chant venimeux de Lydia Lunch sort son épingle du jeu à trois reprises, dont le pic est sans conteste le folk décharné de “My Cadillac”, une version conduite dans les ténèbres par quelques arpèges de guitare lunaire. Déchirant.

Malgré sa disparition, le spectre du chanteur autodestructeur rôde bel et bien durant les sessions. Sa présence apparaît sous le son cristallin inimitable de sa Stratocaster, que l’on entend sur “The Snow Country” chanté par Mick Harvey, mais devient surtout perceptible à travers Mark Lanegan qui, seul, vampirise, voire transcende, de sa voix charbonneuse, les textes tragiques du poète maudit. Et dieu sait qu’il est pourtant difficile de passer après cette voix qui ne trichait pas. Pour bien des raisons, We Are Only Riders ne pouvait être qu’un disque hanté.

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