Elle est entrée sur nos terres et depuis nous ne sommes plus tout à fait les mêmes. Le petit miracle a d’abord été importé en France par Vincent Moon, dont les très belles vidéos abreuvent la toile d’une voix incroyable venue d’Argentine, cette partie du monde qui bouillonne et crée à tout va. Soema Montenegro est passée à Paris cet automne pour quelques concerts, une occasion en or pour la connaître mieux.


En préparant ma rencontre avec elle, je me suis demandé si j’avais un coeur suffisamment grand pour aimer sa musique. Comment bien recevoir ce qui remue de cette façon si nouvelle à l’intérieur de moi? Je pourrais écrire que ce que j’écoute là s’apparente à de la « musique folklorique expérimentale » ? Cela n’expliquerait pas ce qui vient se fourrer entre mes côtes et mes poumons ou quelque part par là. Je lui ai demandé de m’aider à comprendre.

Elle a accepté et elle arrive quelques jours plus tard, emmitouflée de bonnet et d’écharpe dans ce bar tout près de chez moi. Il pleut l’automne dehors. Elle ressemble beaucoup à l’image que l’on se fait de la jeune femme sud-américaine, plutôt petite, tranquillement érotique : rondeurs parfaites, cheveux noirs et lourds. J’ai des doutes sur le sens des mots espagnols qu’elle prononce bizarrement. Lorsqu’elle parle, elle fait danser ses mains et quand elle me regarde avec ses deux grands yeux rieurs alors oui, je vois à peu près ce qu’elle veut dire.

© Céline Riotte

Elle m’explique qu’elle vient de très loin, qu’elle est une accumulation de milliers d’histoires. Elle est ce chant d’une mère qui veut calmer l’enfant, elle est un poisson, féminin créateur en milieu aqueux. Puis se transforme en un colibri, dieu Inca, messager de l’au-delà qui porte chance. Elle est un rire ou un grognement, les deux s’entrechoquant gaiement dans un équilibre loin d’être sage. Parfois elle est le cri de notre venue au monde.

« La musique n’est qu’un bon prétexte à être ensemble, tu sais »

Elle dit qu’elle est musicienne bien sûr, mais aussi chamane. Elle se nourrit de l’air ambiant pour le transformer en douces vibrations ou violents séismes ; tout dépend. Plus tard dans la soirée, dans ce petit appartement, au milieu d’une poignée de parisiens chanceux qui assistent à un concert intime, je sens bien que les murs eux-mêmes n’en croient pas leurs oreilles. Elle bat la mesure sur un joli tambour rond, scande la vie de ses pieds, réveille les dieux du vent et du feu, dans nos âmes ensuquées par la rumeur des villes et nos vains tourments.

Pour elle, le chant est une façon de se connaître elle-même, une forme de vie qui concerne le corps tout entier. Je l’invite à parler de son histoire, elle me parle des origines des hommes. Le chant leur a permis de dépasser leurs peurs aussi bien que de fêter les naissances ou de supporter les pertes, il les a reliés. Soema se tient, fière, au coeur de son histoire, ses ancêtres sont les Indiens guarani, elle vient donc un peu de la forêt mais vit à Buenos Aires, elle fait le pont entre présent et passé, entre nature et cité. Elle crée un lien magique entre tous ceux qui l’écoutent. La magie a traversé les temps, et s’est installée dans l’âme de la chanteuse pour nous être offerte enfin.

Elle me raconte qu’à onze ans elle observe avec grand intérêt une petite copine qui chante auprès de son père jouant à la guitare ; le papa lui laisse essayer l’instrument, elle fait ses premières expériences. Fascinée ensuite par cette professeur de musique, qui pour dire bonjour se met à chanter, voilà elle sait ce qu’elle veut faire maintenant. Plus tard, au conservatoire, Soema commence par travailler l’improvisation vocale avec deux autres élèves, pendant cinq années qui lui permettront de développer son univers sonore : simple, riche, époustouflant de densité.

© Céline Riotte

Accompagnée depuis dix ans par Jorge Sottile dans la vie et dans le travail de création, leur amitié a survécu de belle façon à l’amour et au travail à deux. Au tout début, ils s’échangeaient des recettes de cuisine, aujourd’hui, ils se nourrissent de leurs découvertes faites à deux. Au bandonéon et aux percussions, Jorge n’est pas un simple accompagnateur ; sa présence discrète (il s’efface volontiers pendant l’entretien) ne masque pas la force de son influence et lors des moments de doute, c’est Jorge qui aide les rêves de Soema à trouver leur juste chemin.

Découverte par un producteur, elle réalise un premier disque Uno Una Uno, qui boucle des années de recherches. Son second album, Passionaria, a la profondeur étincelante des grands. Il est terminé, mais pas encore distribué. Pasionaria avec un seul « s » est une fleur, avec un deuxième « s » la fleur contient tout l’amour, c’est d’ailleurs le disque dans lequel Jorge est le plus présent. Surgis de sources archaïques (on peut retrouver des accents de tango argentins ou de très anciennes lueurs primitives), leurs alliages sonores parviennent à rester audacieux et neufs. Le morceau « Colibri montajé » est un embrasement, un fleuve puissant, dont l’écume vient placer le duo naturellement au milieu des plus belles étoiles.

Je demande alors à Soema si elle se sent prête à monter dans le grand voilier du succès qu’on voit juste là, derrière son dos, prêt à l’emporter loin. Elle me dit qu’elle se pose la question, elle voudrait rester sincère, garder sa liberté et une certaine pureté. Je la prie de ne rien changer.

Le soir, je prends la route de la maison, le coeur comme au matin, sachant aimer Soema.

– Il est pour l’instant impossible de se procurer les disques de Soema en France (ce qui ne saurait durer bien entendu), en attendant pour la découvrir il y a les très beaux petits films de Vincent Moon.

– Et quelques pépites sont à glaner ici

© Céline Riotte

Et en cadeau, la carte du coeur de Soema Montenegro décrite par elle-même :

« Quand je pense à ma famille musicale, celle qui m’a inspirée et m’inspire encore aujourd’hui, je sens des présences nombreuses… Quand j’étais enfant, les sons les plus évocateurs étaient ceux que j’écoutais quand je jouais avec mon frère Eduardo, et les Chamamé qu’écoutait sans cesse mon père : un morceau de Cocomorola, le trio Cocomorola… le groupe le plus important de la région du littoral de l’Argentine. Cette musique s’est ancrée très profondément en moi avec le temps. C’est comme un parfum de la cuisine de la maison maternelle. Cela ne fonctionne pas en moi comme le font les autres musiques, c’est un espace intérieur intangible, qui a, sans doute, imprimé ma voix.

À mon adolescence, j’écoutais beaucoup les chanteurs argentins et latino-américains, comme Sylvio Rodriguez, Fito Paez, Charly Garcia, Mercedes Sosa, Pablo Milanes, et surtout le Rock Nacional et le Movimiento de Música Latinoamericana.

Ensuite viennent les grands qui m’ont réveillée et éblouie : en premier lieu, quelques professeurs du conservatoire de musique, qui m’ont emplie d’inspiration et de désir à travers la musique, en me transmettant leur passion et leur vocation comme personne : Gustavo Nasuti, Claudio Schulkin, Jorge Sad, Benito Reyes Grandes… Dans le même temps, je découvrais la beauté du chant et prenais conscience du pouvoir bienfaisant de cet art merveilleux. Ceux qui m’ont accompagnée et inspirée : Meredith Monk, Cathy Berberian, Zap Mama, Björk, Hermeto Pascoal, Zelmar Garin, 1000hongos…

Enfin, je dois beaucoup à la passion de Liliana Herrero, la lumière de Luzmila Carpio, l’audace et la beauté d’Yma Sumac, la poésie de Violeta Parra, la simplicité de Melania Pérez, le coeur de Teresa Parodi, l’énergie de Lila Downs. Et puis par dessus tout : Toto la Momposina, Petrona Martinez, la Rose Renée, je suis sûre que j’oublie quelqu’un, ah … les Copleras du Nord-ouest de l’Argentine, les Chants Guaranis, les Tobas et les Mapuches. »

Crédit photos Céline Riotte