Plus abrasifs et furieux que jamais, les morceaux de Sleater-Kinney sont un pavé stupéfiant dans la marre du rock actuel.


A quoi correspond un grand album de rock en 2005 ? S’il fut un temps (que les moins de vingt ans…) où la question ne se posait pas, la réponse allant de soi (le rock était, un point c’est tout), bien malin sera aujourd’hui celui qui apportera une réponse infaillible et définitive à cette interrogation, certes pas fondamentale, mais tout de même révélatrice de notre époque bercée d’incertitudes et en proie à un relativisme effréné. Tiraillé entre une tendance revival qui n’en finit pas de faire des petits (maîtres), épigones aux noms interchangeables et aux albums la plupart du temps assez vite ennuyeux (le rock comme im-posture inoffensive, cf. quelques bons groupes surestimés, dont en première ligne les White Stripes), un goût plus pop pour les mélodies fédératrices et les mélopées épiques (le rock comme objet consensuel, cf. le pudding indigeste et raccoleur de Coldplay – pour un avis différent cliquer ici), ou une veine plus mature participant d’un régime d’émancipation des canons de la jeunesse (le rock comme accession à l’âge adulte, cf. les excellents The Arcade Fire, The National ou Clap Your Hands Say Yeah !), le rock, à tout le moins le meilleur, vacille, se cherche un possible avenir quand bien même le présent, au demeurant incertain, l’autoriserait à y croire. Si, récemment, les géniaux pourfendeurs de valeurs préétablies de The Mars Volta et Electrelane ont ouvert une brèche aussi héroïque que passionnante à l’intérieur de ce microcosme plus fermé et replié sur lui-même qu’il n’y paraît, il se pourrait bien qu’avec The Woods, le groupe féminin Sleater-Kinney s’engouffre magistralement dans une autre, à moins qu’il ne colmate une bonne fois pour toutes celle des pilleurs de tombeaux en tous genres.

Comme le critique Serge Daney (après le cinéaste Jean-Claude Biette) se plaisait à décrier à la fin des années 80 un “cinéma-filmé”, le rock (mais aussi, plus largement, tout un pan de la musique actuelle) s’assimile de plus en plus à une “musique-jouée” : soit une façon de faire rock, de se tenir fidèlement à un état d’esprit qui se suffirait à lui-même, tout en s’accommodant d’une nostalgie douillette pour les oreilles et partagée avec l’auditeur – dont on sait que trop qu’il aime retrouver, note pour note, effet pour effet ce qui a un jour suscité son enthousiasme. Un rock qui re-joue en définitive des codes avec application, qui restaure des fondamentaux plus qu’il ne dé-joue ou investit les originaux pour en prendre acte. A ce rock ripoliné, qui fait des clins d’oeil à l’auditeur, les trois filles de Sleater-Kinney lui adressent, avec The Woods, un monumental bras d’honneur.

Il en va ainsi du virulent “Entertain” qui annonce la couleur de leur engagement : “So you want to be entertained?/Please look away (Don’t look away)/We’re not here ’cause we want to entertain/Go away (Don’t go away)/Reality is the new fiction they saw/Truth is truer these days, truth is man-made/If you’re here ’cause you want to be entertained/Please go away/Hey! Look around they are lying to you/Can’t you see it’s just a silly ruse?/They are lying, and I am lying too./All you want is entertainment,/Rip me open it’s free” ; manière sans ambages de fustiger un certain goût pour le divertissement nostalgique. Tout l’album est ainsi traversé de cette hargne incandescente, de cette volonté louable d’en découdre avec la médiocrité ambiante, de ce besoin impérieux de réveiller le mort tapi en chacun de nous. Des titres comme “Wilderness”, “Steep Air” ou “Nigh Light” transpirent la colère matinée du désir lucide de changer l’ordre des choses, d’infléchir autant que faire se peut la trajectoire décadente de nos sociétés occidentales technocratiques. Que le ton soit réaliste ou plus allégorique (“The Fox”), la verve enlevée et réjouissante de Corin Tucker inonde de sa puissante inquiètude le consensus mou et la soumission à la culture de masse, tous deux décriés sans démagogie. Tandis que la déferlante d’électricité sauvage de Carrie Brownstein et les successives vagues rythmiques de Janet Weiss acculent de leur côté la musique du groupe contre un mur de sons imposant.

Car plus que les mots féroces, c’est bien le nouveau son des Sleater-Kinney qui épate sur ce septième album (en dix ans). Le changement de label (Kill Rock Stars pour Sub Pop) et de producteur n’est sans doute pas étranger à cette appréciable évolution. Dave Fridmann a instauré les conditions idéales pour libérer l’énergie, parfois un peu brouillonne, du groupe tout en lui donnant une épaisseur inédite. A la fois frais, tendus et sophistiqués, les morceaux de The Woods concilient spontanéité d’exécution et richesse de production. La hardiesse de la jeunesse ne ternie pas ainsi la qualité et l’inventivité sonores de l’album. Là où la plupart des groupes de rock revival négligent à tort cette dimension, préférant s’épuiser dans la délivrance brute de l’instant, les Sleater-Kinney ont opté pour un rendu d’envergure qui loin de diminuer la portée de leur musique, lui confère au contraire un degré de sauvagerie supplémentaire. A ce titre, on conseillera par exemple l’écoute attentive du placement dans l’espace de la voix de Tucker par rapport à la guitare de Brownstein : jouant au chat et à la souris, ou plutôt au loup et au petit chaperon rouge, comme le suggère la pochette du disque, les griffes électriques de la seconde semblent à l’affût et menacer sans cesse le chant urgent (plus mélodique que d’accoutumée) de la première. Un possible recouvrement, voire effacement de l’une par l’autre, qui verrait l’ardeur rageuse être emportée par un impressionnant volume sonore, semble peser comme une menace sur les morceaux les plus énergiques de The Woods.

On ne terminera pas ces élogieuses lignes sans évoquer le fabuleux diptyque final (“Let’s Call It Love”-“Nigh Light”) qui propulse subitement l’album vers des contrées hendrixiennes plus improvisées et psychédéliques. Ici encore, la fougue échevelée et les montées de tension tumultueuses sont saisies avec une incroyable spatialisation instrumentale et un sens du chaos organisé saisissant. La référence au passé – disons à un rock issu de la fin des années 60 – est complètement intégrée dans une largeur d’esprit contemporaine et innovante. Les filles de Sleater-kinney parviennent à se libérer avec brio du temps emprisonné et nous immergent dans un bain de sons en fusion non dénué de virages surprenants et de contrastes audacieux (on conseillera l’écoute attentive des variations d’intensité et de sonorité des riffs de guitare). Ce qui distingue définitivement The Woods de maintes redites et autres tentatives revival mille fois entendues, et finit d’en faire un disque atemporel, une manière de (futur) classique.

Le site officiel de Sleater-Kinney, voir aussi ici.

Le site de Sub Pop.