Désormais servie par une production à la hauteur de ses ambitions, la formation de Jonathan Meiburg livre un grand album de folk-rock investigateur, empreint de lyrisme exalté. Attention au vertige ascensionnel.


Contrairement à l’expression populaire, il n’y a pas plus gracieux que des noms d’oiseaux. Prenez Shearwater, nom donné à un spécimen nocturne et auquel la formation de Jonathan Meiburg rend un vibrant hommage. Il y a quelque chose de sibyllin, de mystérieusement impénétrable dans cette rencontre entre l’élément (l’eau) et l’action tranchante (cisaillement). Quant à la passion pour les vertébrés du talentueux musicien/ornithologue d’Austin, elle est telle qu’il n’hésite pas à rédiger sur son site officiel une nécrologie de Zoe, le perroquet disparu de son ami, la romancière Emily Strong. Le geste n’étonnera guère ceux qui ont eu le privilège de rencontrer ce garçon sensible, d’une simplicité aussi grande que sa détermination musicale est investie.

Avec Palo Santo en 2006, album de la libération, la formation texane a pris son envol, jusqu’à atteindre les sommets de notre référendum de fin d’année. Et l’ombre autrefois étouffante de sa formation siamoise Okkervil River s’est peu à peu rétrécie – Meiburg tenait jusqu’ici les claviers pour le groupe de son ami Will Sheff, lui-même co-songwriter intermittent avec Shearwater. Délesté aujourd’hui de sa charge de pianiste à mi-temps et donc désormais entièrement dévoué à son projet de coeur, Meiburg peut pleinement déployer ses ailes. Premier signe : ce cinquième opus est décrit par ses instigateurs comme le premier à jouir d’un traitement studio abouti de bout en bout. Jamais entièrement satisfait de la production de ses albums jusqu’ici, Jonathan Meiburg avait profité de la réédition de Palo Santo chez Matador pour réenregistrer cinq chansons avec la complicité du producteur Matthew Banhart (The New Year, Spoon…) aux studios Echo Lab à Denton. Les sessions furent tellement satisfaisantes qu’ils décidèrent de rééditer cette association pour ce cinquième album.

Le palier franchi avec le baroque Palo Santo a définitivement ouvert de nouvelles perspectives en termes d’écriture, et les possibilités d’expérimentation offertes en studio ont accru la puissance du groupe. Les commentaires de Matthew Banhart sur son blog sont à ce titre significatif : Rook s’impose davantage comme une « création studio » qu’un « document live ». Le groupe stabilisé depuis deux albums autour de la muse Kimberley Burke (basse), le titanesque Thor Harris (batterie), le multi-instrumentiste Howard Draper (piano, pedal steel guitare), ainsi que Craig Ross (orgue, guitare) et Scott Brackett (trompette) a su développer un langage musical propre, une élégie élégante et personnelle au service d’une sensibilité à fleur de peau. Le son bien entendu est supérieur et se ressent sur l’impulsion inédite de violons virevoltants (sur “Home Life”, “Leviathan, Bound”), synchrones avec le caractère flamboyant et lyrique du groupe. Toutefois, l’évolution sur Rook ne repose pas autant sur l’embellie sonore que sur la profondeur d’écriture. Le défi d’une composition affranchie, aérienne et à la fois plus conceptuelle est relevé avec brio. Avec la même science qui a caractérisé le dernier chapitre ambitieux de Talk Talk, les progressions mélodiques somptueuses de Meiburg se densifient. Le songwriter maîtrise avec une rare acuité la respiration, les silences et les poussées de colère.

L’album s’ouvre ainsi calmement sur “On the Death of the Waters”, une chanson fébrile au piano qui s’avèrera tragique, décapitée en milieu de parcours par une attaque assourdissante, aussi brève que violente. Après cette foudre émotionnelle, le piano en détresse erre silencieusement jusqu’à s’éteindre, poignant. Ce jeu imprévisible, slalomant entre courroux épique et calme introspectif pénétrant, dévoile la teneur du disque. Des accords de piano ballotés nous font ainsi chavirer sur “Leviathan, Bound”, quand la rage rentrée de “Century Eyes” (l’impressionnant batteur « Thor » Harris) rivalise avec les redans rock de “White Waves” sur Palo Santo. Cette pop emprunte des chemins de traverse souvent escarpés, mais l’harmonie tient toujours bon, omniprésente (exception faite de “South Col”, strident No man’s land décoré de sifflements de cristal). Plus confiant que jamais, Jonathan Meiburg n’hésite pas à faire les grands écarts avec sa voix : émouvant de retenue, elle dévoile une féminité encore inédite et peut prendre des hauteurs exclamatoires insoupçonnées (“Lost Boys” et la belle ascension “The Snow Leopard”). Un Mark Hollis dans la peau de Tim Buckley, ou quelque chose comme ça. En guise d’épilogue, l’écarlate “The Hunter’s Star” démontre que l’oiseau sait non seulement exprimer de belles détresses, mais aussi monter au septième ciel.

Rooktour en anglais – est un édifice imposant. Pour l’auditeur, il faudra d’abord lentement observer les contours de son architecture, l’appréhender avant de rentrer de plein pied dedans, cela afin de mieux s’y perdre. La charge émotionnelle n’en sera que plus grande. Ces disques-là ne s’apprivoisent pas.

– Le site officiel de Shearwater

– Lire également notre entretien avec Jonathan Meiburg (2006)

– Lire également la chronique de Palo Santo (2006)

– Lire également notre chronique de Winged Life (2004)