Deux bons groupes de country-rock moderne, l’un breton, l’autre texan, chevauchent chacun de leur côté l’intrépide monture de l’americana et tentent bon gré mal gré de lui imposer leur propre cadence.


Le savez-vous, c’est une chose à présent admise, et qui se vérifie encore ici : l’americana n’est plus la seule propriété des américains (du nord, s’entend). Est-ce là une des conséquences de la mondialisation me direz-vous ? La constitution européenne fait-elle état de ce point capital ? Vous avez bien raison de vous poser autant de questions, mais n’attendez tout de même pas que l’on solutionne tous vos problèmes. Ecoutez plutôt Santa Cruz, un groupe autoproduit bien de chez-nous, originaire de Rennes, et vous comprendrez de quoi il retourne. Vous serez impressionnés par l’érudition jamais outrecuidante des huit musiciens qui composent cette formation, leur permettant avec une facilité déconcertante de détourner à leur profit les archétypes de la musique américaine, celle jalonnée de noms aussi stimulants que ceux de Neil Young, de Grandaddy, de Sparklehorse ou de Lambchop.

Enfin « détournée », n’est peut être pas le mot adéquat : il y a là sans doute un désir de chroniqueur qui supplée à l’objectivité des faits entendus. C’est que l’on aurait justement aimé que la musique de Santa Cruz se risque à un peu plus d’audace, que ces musiciens affichent davantage de penchants inquisiteurs, cherchent moins à tenir une route parfaitement balisée qu’à suivre des sentiers plus périphériques et escarpés. En somme, qu’ils jouent en explorateurs indécis plutôt qu’en virtuoses fidèles. Rien ne heurte l’oreille dans cette musique d’excellente facture, malgré un indéniable souci de diversité, preuve que le bagage instrumental, aussi impressionnant soit-il, alourdit parfois plus qu’il ne libère. Peut-on voir là, de nouveau, le symptôme inquiétant d’une dilution de la créativité et de l’originalité dans des productions de plus en plus impeccables et attachées à reproduire à la lettre des modèles que l’on devine intimidants – comme en témoignait encore récemment le dernier album de Red (Nothin’ to celebrate), lequel Red fut d’ailleurs le parrain de Santa Cruz à l’époque de leur premier album (Welcome To The Red Barne, sorti en 2002) ? Le rêve américain incline t-il à la longue à pareil contentement ? Ces questions, pas aussi anodines qu’elles en ont l’air, méritent aussi d’être posées.

On rêvait d’un rapt européen, on se contentera donc d’une réalité moins radicale. Notez tout de même que sourd de ce After Supper (est-ce d’ailleurs une allusion au Supper de Smog ?) de beaux moments, et que l’intérêt ne retombe pas un seul instant. Car une des grandes qualités de Santa Cruz est de savoir jouer avec élégance de contrastes : à la rythmique down country de “Clank of gear” succède l’électricité haletante de “Sad ugly boy (part 4)”, à l’ambiance tamisée de “The Abel & the Cain” font suite les plus toniques “Baby baboons” ou “Flower for my friends”, l’ensemble autorisant un éventail ouvert de nuances. A cette succession relevée de titres variés, s’ajoutent aussi les deux voix de Bruno Green et Pierre-Vital Gérard (sans oublier bien sûr celle, invitée sur “After Supper”, de Laetitia Sherrif), qui redoublent ce sentiment de richesse sonore et de générosité des timbres. On ne terminera pas sans évoquer le travail d’écriture du groupe, qui a manifestement gagné en maturité et en pouvoir d’évocation. Des titres comme “Flowers for my friends” (sur la mort au travail) ou “Dead for sleep” (évocation trouble de l’irréparable) attestent d’un style ciselé, tout comme d’un subtile dosage de noirceur contenue et d’articulations littéraires mystérieuses.

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Parallèlement à la sortie de l’album de Santa Cruz, on peut se procurer le dernier opus de South San Gabriel, l’une des trois formations (avec Centro-Matic et Foxymorons) de Will Johnson. The Carlton Chronicles a été enregistré aux Etats-Unis, mais il est distribué par un label hollandais, preuve encore que l’Europe peut se faire terre d’accueil de l’americana. Si, comme votre serviteur, vous aviez succombé à la beauté épurée du dernier album solo de Johnson, le magnifique Vultures Await, il y a alors fort à parier que vous trouverez quelque plaisir à écouter cette nouvelle livraison de titres tous signés de sa fine plume.

En tous les cas, une chose est sûre, on ne pourra pas reprocher à Johnson d’être un paresseux (il sort deux à trois disques par an, toutes formations confondues) ou de ne pas se remettre en question. A chaque nouveau disque, ce musicien semble vouloir faire table rase des précédents, à moins qu’il ne peaufine au contraire, inlassablement, une seule et unique pièce maîtresse, abordée à chaque fois sous un angle différent. The Carlton Chronicles se présente ainsi comme un album-concept, bâtit d’après une série de chroniques réunies en trois parties (“A conflict”, “A Departure”, “Atonement”), et écrites du point de vue d’un quadripède à poil doux, c’est-à-dire un chat. Au gré de ses pérégrinations, le « trop jeune pour mourir » Carlton, tracassé et mal en point, que l’on croirait échappé d’une fable de La Fontaine, livre ses états d’âme à Ron le moineau et Ramon le chien. Mais rassurez-vous, il n’est nul besoin de cotiser à la SPA ou de lire les indigents bouquins de Brigitte Bardot pour écouter ce disque : le parti pris animalier surprenant s’efface en fait assez vite, les textes sur la mortalité, la réconciliation ou la vie volée de Johnson s’imposant d’eux-mêmes, force tranquille d’une écriture qui fait se joindre logique et surprise, mélancolie et métaphysique.

Comme chez Santa Cruz, le soin apporté aux arrangements, aux paysages sonores obscurs, aux textures expressives, constitue une indéniable qualité, impressionne même à plusieurs reprises (on notera chez les uns comme chez les autres une utilisation très subtile du piano). Toutefois, le choix qui consiste à opter systématiquement pour une rythmique au ralenti, presque cotonneuse, finit par nuire à l’écoute, et n’est pas sans provoquer, sur la longueur, quelques malencontreux bâillements. Aussi intelligemment construites et inventives soient-elles, les architectures des morceaux de The Carlton Chronicles trouvent à s’épuiser dans cette douce torpeur, reconduite sans fin d’un morceau à l’autre. Une uniformité particulièrement soporifique résulte d’un tel épanchement. Manque en définitive quelques rugosités, un lyrisme plus hérissé, des musiciens plus enclins à montrer leurs griffes qu’à nous dorloter les oreilles, en quoi notre sentiment ici rejoint celui décrit plus haut à propos des rennais de Santa Cruz. Cela est d’autant plus regrettable que ce projet s’annonçait, de prime abord, aussi intriguant que passionnant. Mais ne vous inquiétez pas, ces menues réserves ne suffiront pas à nous éloigner de ces deux formations. On est d’ailleurs déjà impatient d’écouter la suite. Pas vous ?

Le site officiel de Santa Cruz et de South San Gabriel