La sortie inespérée par chez nous du second album de Plush, le mythique Fed, découvre une oeuvre pop majestueuse et tourmentée qui a de toute évidence sa place parmi les grands classiques du genre.


Le destin de Fed tient du roman, ou à tout le moins du feuilleton à épisodes. Derrière le nom de scène Plush, officie en fait un musicien omnipotent et hors norme, Liam Hayes, de ces créateurs mégalomanes et perfectionnistes qui s’attèlent à composer avec une passion exclusive en quête du grand disque ultime, celui qui mettra naturellement le monde à leurs pieds, chimère caressée à mesure que la réalité en décide tout autrement. C’est d’ailleurs concrètement début 1999 que Liam Hayes entreprend l’enregistrement des morceaux de Fed, son second album après un déjà remarqué More You Becomes You (1998), qui découvrait au piano un artiste doué, dans la veine de Burt Bacharach ou de Scott Walker. La plupart des chansons ayant toutefois germé dans son esprit à l’orée des années 1990, sans que le musicien ne parvienne pourtant à leur donner corps, sinon chair (parallèlement il intègre à l’époque, en tant que pianiste et guitariste, le Palace de Will Oldham). Avant même d’exister, la gestation de Fed aura été éprouvante, et le disque sans cesse remis sur le métier, indexé aux lois d’une humeur changeante. Ce n’était que le début.

D’emblée méticuleux et d’une exigence folle lors des cessions en studio, Liam Hayes se heurte rapidement à la lassitude d’un entourage exténué, multipliant les musiciens (plus d’une trentaine) et ingénieurs du son — cinq ont ainsi défilé derrière les manettes, et pas des moindres, Steve Albini, Rob Bochnick, John McEntire, Konrad Strauss et Robert S. Weston IV –, à mesure que la facture atteignait des sommes astronomiques. Si bien qu’une fois l’enregistrement de l’album achevé, soit presque quatre ans après, en 2002, plus aucun label américain ou européen ne se sent assez solide pour couvrir sa sortie. Et le chef-d’oeuvre accouché dans la douleur de gagner aussitôt les malles à oubli de l’Histoire. Avant qu’un label japonais, After Hours, en achète les droits et entreprenne de lui assurer une pérennité digne de ce nom, mais sur son seul territoire, rendant de fait l’objet inabordable pour le commun des mortels occidentaux (Internet ne connaissait pas à l’époque l’essor d’aujourd’hui). Néanmoins, en 2004, à l’initiative de Drag City, paru un CD-R intitulé Underfed, version du pauvre qui contenait des démos de l’album originel, ébauches enthousiasmantes malgré l’absence des nombreux arrangements de cordes et de cuivres, en ceci qu’elles dévoilaient déjà un songwriting lumineux mâtiné d’une tristesse bouleversante.

En Août 2008, lorsque le label anglais Broken Horse annonce la sortie officielle de Fed en Europe, la nouvelle ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd — enfin de quelques-uns quand même à en croire l’étonnant silence qui l’a suivie. Que dire de l’album enfin découvert ? Est-il à la hauteur de l’attente consentie ? Fait-il par exemple le poids face au Smile de Brian Wilson ou au Pacific Ocean Blues de Dennis Wilson ? On s’évitera ici de trop laborieuses comparaisons, de sorte à apprécier les quatorze morceaux pour ce qu’ils sont vraiment : un album-monde symphonique et ambitieux, sincère et démesuré, mais aussi malade, qui porte en lui les stigmates d’une évidente souffrance. Liam Hayes ne crie t-il pas en ouverture du disque que sa création l’a noyé ? Un suicide à petit feu se joue en filigrane dans les compositions de Fed, celui d’un homme parfaitement conscient de la nature destructrice de son entêtement, mais incapable pourtant d’y opposer une résistance. Une force souterraine nourrit chaque composition autobiograhique de Liam Hayes, une écriture musicale de soi qui excède jusqu’à la conscience même de leur auteur. Rien d’autre, au fond, qu’un tempérament de feu en action, forcément irrécupérable, qui balaie tout sur son passage et soustrait du monde celui qui voudrait au contraire s’y baigner parmi ses semblables.

On le voit, la suprême grandeur de Fed déborde le simple fait musical, ou plutôt participe d’une virtuosité et de tourments qui s’enracinent aussi bien en amont qu’en aval de l’enregistrement, dans ce qui n’est autre qu’une solitude chevillée au corps. On peut sans aucun doute voir dans les incessantes recherches sonores de Liam Hayes un péché d’orgueil, mais aussi la quête obsessionnelle et irraisonnée d’un musicien qui s’expose et, littéralement, s’écoute, au sens dionysiaque de l’expression : sa musique est tout entière sa matière, ses paysages intérieurs, sa toute-puissance. De là, également, une certaine propension à la clinquante extériorisation. Des cuivres tonitruants qui sonnent à l’unisson, des cordes qui palpitent puis s’envolent dans les cieux accompagnées de choeurs, et cette voix de falsetto qui module ses effets à l’infini, se permet tous les écarts, même certaines singeries : puissances exacerbées d’une subjectivité débordante. Et, aussitôt, son envers, une profonde mélancolie. Fed, dès lors, album des grands écarts s’il en est, de passer sans relâche de l’une à l’autre. Parfois au sein d’un même morceau, telle “No Education”, cette chanson magnifique et versatile, portée par des vents contraires, tiraillée par des forces antagonistes, entre hauteurs libératoires et abysses dans lesquels plonger.

Une forme de désespoir tragique parcourt de long en long Fed, comme sur la berceuse “Born Together” où le chant sensible de Liam Hayes se marie juste à quelques arpèges de guitare acoustique et des violons. Un dépouillement des plus émouvants suivi de la courte mais intense ballade “Unis”, qui s’ouvre avec des cuivres et des choeurs en demi-ton, puis développe un motif de guitare électrique autour du chant aérien de Hayes, souligné par de discrètes cordes, bientôt conclu par des pizzicatos de violons et guitare mêlés. Cela dure seulement 1 minute et 30 secondes, mais l’architecture du morceau s’emboîte parfaitement avec celle du précédent (et du suivant), de telle sorte qu’elle semble le prolonger. Fed forme ainsi une suite complexe qui ne s’appréhende pas forcément dès les premières écoutes, chansons et plages instrumentales se suivant avec un sens de l’harmonie et une musicalité indéniables, parfois à l’intérieur d’un même morceau (dont notamment celui éponyme, situé vers la fin, un modèle de composition qui tire partie d’une riche instrumentation déclinée avec maestria). Nombreuses sont d’ailleurs, d’un titre à l’autre, les reprises de motifs instrumentaux sous-jacents et de thèmes, sans que ces subtils jeux d’échos ne cèdent du terrain à une écriture ampoulée ou prévisible. Une chanson comme “So Blind”, par exemple, met à mal bon nombre de principes académiques pour esquisser fièrement, à partir d’un même canevas mélodique, pas moins de cinq inclinaisons harmoniques différemment arrangées et finement tramées entre elles.

Autant dire que l’on ne fait pas facilement le tour de Fed, nombreuses seront les écoutes nécessaires pour déceler tous ses rouages et détails, jouir pleinement de ses multiples beautés, ce qui est sans doute le lot commun des oeuvres qui marquent leur temps — elles ne l’arrêtent pas, au contraire, elles lui échappent en tout temps. Et maintenant ? Aux dires de certains, Liam Hayes aurait bouclé l’enregistrement de son troisième album (sur lequel il planche donc depuis six ans…), intitulé Bright Penny, et dont la sortie serait prévue pour ce début d’année, alors que dans un premier temps elle fut fixée à octobre 2008. Annoncé comme son opus le plus accessible à ce jour (« reaches out to the listener, any listener », dixit le musicien), ce disque sera assurément un des moments forts de 2009, à moins que le destin en décide encore autrement.

– Le site de Plush

– Le site de Broken Horse