Trois albums pour (c)ouvrir le monde.


La fin du monde s’imagine, se rêve mais ne s’écoute pas. Aujourd’hui, parler de la musique dite expérimentale, qu’elle se sous-catégorise comme électronique, industrielle, bruitiste, etc. semble être devenu un terrain discursif rigide et aplati, alors que son objet même aspire inlassablement à l’ouverture. Une dissymétrie de plus en plus importante, qui influe sur cette tendance à mettre dans le même panier essentialiste les albums et artistes qui dénotent un univers d’isolement, de chaos et de violence. Tout s’explique et se décrit comme s’il y avait un monde, le monde de la musique, avançant comme une rivière dont le cours est parfaitement dessiné, vers sa propre fin. Signe d’épuisement, la parole qui se répète n’annonce finalement que son propre achèvement.

Malgré le fait que l’abstraction et la complexité sont souvent source d’étrangeté et d’imprécision, ces croyances ne deviennent intelligibles que dans un monde où l’harmonie et la bienséance règnent. Revenir sur ce rapport n’est ici nullement dépréciatif ; c’est au contraire pour rendre aux créations actuelles ce qui leur revient, à savoir l’hétérogénéité et la spontanéité, la capacité à déjouer sans arrêt les frontières, un univers fait d’écart et de durée. C’est, en somme, un « jeu de mourir », jeu d’ennui et d’ivresse qu’ils nous proposent, une mélodie inavouable que murmurent à l’oreille quelques albums qui se présentent ici.

slt-70205.jpg The North Sea Bloodlines (Type).

Hautement disparate, Bloodlines est un récit contrasté et formidablement construit par Brad Rose, par ailleurs fondateur du webzine Foxy Digitalis et du label Digitalis Recordings. Ce dernier, après plusieurs albums sortis sous le pseudonyme The North Sea, se défait avec Bloodlines de l’empreinte atmosphérique, afin d’aborder un terrain plus agressif, plus provocateur également. Il s’agit, au fond, de faire apparaître une architecture mouvante à partir de la matière oscillante et instable. C’est dans la durée que les compositions révèlent leurs affinités et leurs violences, multiples visages d’une histoire ascendante, ponctuée par les frappes de Mike Weiz — qui n’est autre que le batteur de Zelionople.

Le site myspace de The North Sea

our_love_will_destroy_the_world-stillborn_plague_angels.jpg Our Love Will Destroy The World Stillborn Plague Angels (Dekorder).

Après avoir longtemps oeuvré sous le pseudonyme de Birchville Cat Motel, Campbell Kneale réoriente son activité musicale, qu’il considère dans une nouvelle étape esthétique. Désireux de s’éloigner du monde numérique, Kneale orchestre une épreuve radicale avec Stillborn Plague Angels, flottant majoritairement sur la surface rigide des nappes tranchantes. Les morceaux fonctionnent selon une mise en ordre horizontale, où les faibles réajustements consistent en une accentuation plus ou moins importante de l’intensité qui oriente la ligne bruitiste. Véritable mise à distance, qui n’aboutit pourtant pas à une rupture totale, comme un objet que l’on déposerait devant soi ; l’arrachement que dénote Stillborn Plague Angels est une désagrégation lente, vécue fatalement dans l’intime.

Le site myspace de Our Love Will Destroy The World

violichte.jpg Maurizio Bianchi Violichte (Robert & Leopold).

L’italien Maurizio Bianchi est un musicien que l’on pourrait aisément qualifier d’emblématique si on raisonnait en terme de hiérarchie et de tradition. Personnage modeste et respecté de la scène expérimentale, Bianchi commence à enregistrer ses propres albums au début des années 80. Violichte s’ajoute à une longue carrière composée de multiples collaborations et enregistrements, et semble posséder la magie et le pouvoir testamentaire de l’album ultime, si l’on se fie aux divers articles qui mentionnent la cessation d’activité du musicien. Ce dernier livre ici un contenu « classique » détourné selon un procédé singulier, qui consiste à retravailler des séquences préexistantes. Elles sont détruites et recomposées par boucles, s’étirent et se dotent d’une puissance évocatrice tout à fait singulière. En ce sens, Violichte s’écoute, non pas comme un album d’expérimentation ou un essai pratique, mais plus comme une parole sourde, suspendue dans le temps.

Le site myspace de Maurizio Bianchi