Trois ans après Boxer, The National remonte sur le ring. Pour remettre en jeu son titre de meilleur groupe de rock indépendant ? Ces clichés-là, Matt Berninger, son discret meneur à la voix troublante, s’en passerait volontiers, même si son quintet new-yorkais ne boxe plus dans la même catégorie que du temps de Sad Songs For Dirty Lovers (Talitres/2003).


C’est entendu, The National est un modèle d’intégrité, un groupe qui prend soin d’éviter les clichés rock inhérents au cirque médiatique, et dont la reconnaissance sans cesse grandissante, acquise au forceps lors de concerts dantesques, en est une preuve manifeste. Un groupe dont on admire la constance dans la qualité de ses albums. Et High Violet, son cinquième opus, s’inscrit dans la cohésion des deux précédents.

Peu de véritables changements a priori, mais des chansons à l’identité écrasante, certaines renversantes (au hasard “Conversation 16”, « Bloodbuzz Ohio »…). High Violet se veut lumineux mais ne parvient pas totalement, sous son visuel coloré et ses présences accrues de choeurs, à masquer une mélancolie sous-jacente, ténébreuse. On en aurait presque des regrets que d’aimer cette douleur dont Matt Berninger et les doubles fratries Dessner et Devendorf ne peuvent malgré eux se départir.

Début avril, la sortie de l’album est imminente, mais peu d’informations filtrent à son sujet. Si ce n’est qu’il s’appelle High Violet. Face à la menace Internet, le label organise des séances d’écoute dans ses locaux, sous « haute sécurité ». Nous avons pour habitude de refuser ces invitations cliniques, mais puisqu’il ne s’agit pas de n’importe quel groupe, on veut bien transgresser exceptionnellement nos principes.

Et, trois jours plus tard, nous voilà en face de Matt Berninger et son guitariste Aaron Dessner. Les deux hommes, la trentaine bien entamée, sont humbles, discrets et généreux, comme sur scène. On évoque un peu maladroitement le souvenir d’un premier concert parisien en tête d’affiche en 2003, à la Guinguette Pirate, sous la tutelle de l’indispensable label Talitres. « C’était la première fois qu’on s’intéressait à nous en dehors de New York, raconte Matt Berninger. Avant notre premier concert, seuls quelques amis venaient nous voir jouer chez nous. Le fait que ce soit en plus des étrangers qui nous sollicitent nous a fait réaliser que, peut-être, nous pouvions devenir un vrai groupe ». L’histoire était en marche.

Matt Berninger : Les choses se sont précipitées. Nous n’avons pas encore eu le temps de préparer une biographie comme nous le faisons habituellement, car l’enregistrement du disque a pris tellement de temps avant d’être fini. Mais que voulez-vous savoir exactement ?

Pinkushion : Nous souhaitons tout savoir sur ce disque ! En premier lieu, est-ce que le producteur Peter Katis est toujours de l’aventure sur ce nouvel opus ?

Matt Berninger : Il a mixé l’album, que nous avons enregistré, en grande partie, dans notre propre studio, derrière sa maison (ndlr : regard vers Aaron Dessner).

Aaron Dessner : Oui, nous avons en fait construit le studio dans mon garage ! (rires) C’est un endroit agréable. Comme nous avons tout fait « à la maison », produire l’album s’est imposé naturellement. Lorsque nous avons terminé de l’enregistrer, Peter Katis est intervenu. Il se dégage du disque un esprit artisanal. Le son est plus étrange qu’avant, certaines parties sont plus rêches car nous avons conservé des idées du début. Mais il y a aussi des chansons très écrites, comme d’habitude. C’est une combinaison étrange entre un disque fait-maison et quelque chose de très rock et épique.

Matt Berninger : Peter est intervenu à la fin du processus en utilisant d’autres sons, que nous avions enregistrés mais laissés de côté. Il nous a aidés à mettre en forme ce désordre.

Peter Katis est-il davantage un producteur ou un ingénieur du son ?

Matt Berninger : C’est avant tout un producteur, mais nous avons souvent, par le passé, travaillé avec lui de différentes manières. Notre façon de travailler est tellement lente : nous revenons au point de départ régulièrement et réenregistrons. C’est un processus lent et long. Nous ne sommes pas comme d’autres groupes qui rentrent en studio et connaissent déjà leurs chansons. Notre façon de voir évolue tout le temps dans nos têtes. En ce sens, construire l’album dans notre propre studio est idéal et nous évite les contraintes de temps.

Combien de temps a donc pris l’écriture des chansons ?

Matt Berninger : Lors des derniers jours en studio, beaucoup de chansons étaient toujours en chantier (rires). Les paroles changent beaucoup, des choses changent jusqu’à la dernière minute. Du premier jour où Brice et Aaron ont commencé à apporter des idées musicales, jusqu’à la fin de l’enregistrement voilà deux semaines, l’album a pris un an et demi, peut-être deux ans. Mais la partie sérieuse de l’enregistrement a commencé il y a plus d’un an.

L’album comprend onze morceaux, en avez-vous terminé d’autres ?

Aaron Dessner : Il y a encore deux faces B, l’une s’appelle “Walk Off”, l’autre “Sin-Eators” (ndlr : face B de “Bloodbuzz Ohio”). Beaucoup de chansons sont restées à l’état de brouillon. Nous les terminerons peut-être un jour, peut-être pas. Pour le reste, aucun autre morceau n’a été enregistré. Dix-huit chansons se dégageaient du lot, nous avons alors dû choisir.

Votre approche est assez étonnante pour un groupe de rock. Certains musiciens préfèrent laisser tomber si un morceau devient trop compliqué, par peur de perdre une certaine spontanéité. Pour vous, il semble que c’est plutôt l’effet inverse.

Matt Berninger : Ce n’est pas que les morceaux soient particulièrement ou nécessairement compliqués, en tout cas d’un point de vue académique. Certaines chansons sont plus stimulantes musicalement que d’autres. Souvent, les plus simples deviennent les plus intéressantes, une fois deviné le chemin qu’elles prendront. Pour nous, c’est juste une question de recherche, d’inspiration, apporter de nouvelles inventions, de nouvelles idées. Parfois, il faut essayer des centaines de fois avant que quelque chose ne fonctionne. Nous sommes patients mais cela peut devenir frustrant. Chercher quelque chose dont on ignore ce que c’est mais qu’il faut encore trouver. Mais l’élément qui fait la force du groupe, c’est que jamais nous ne dirons « c’est suffisant comme ça, passons à une autre chanson ». Nous n’avons pas pour habitude de garder des chansons qui ne sont pas fortes à nos yeux. Nous voulons que chaque chanson soit impressionnante, mais différente de ce qu’était Boxer. Cette matière-là prend donc du temps.

Avant d’entrer en studio, aviez-vous une déjà idée de comment l’album devait sonner ?

Certaines personnes avaient des idées abstraites en tête : par exemple des guitares au ton sale, des rythmiques avec des sons bizarres. Je disais à Bryce et Aaron de faire sonner les guitares comme de la laine qui se déchire, un sweat qui part en lambeaux, ou comme le bruit d’un pneu qui se consume. La recherche de ces textures s’effectuait par le biais d’effets ou de pédales : on travaillait dessus jusqu’à ce que le résultat sonne rafraichissant, mais aussi change la donne du groupe. La première chanson, « Terrible Love », a un son de guitare vraiment inhabituel. Ce son est devenu notre marque de fabrique sur l’album.

Matt Berninger et Aaron Dessner, The National, avril 2010

Il est toujours difficile de se faire une idée définitive à la première écoute, notamment en ce qui concerne vos chansons qui sont toujours très sophistiquées. Mais la première impression que je retiens sur High Violet est cette orientation plus poussée vers un son rock, électrique.

Aaron : Je suis plutôt d’accord. La façon de jouer est plus rentre-dedans, avec un son très distinct, unique, plus puissant aussi. Ce fut un choix délibéré car les gens disent toujours que Bryce et moi devrions faire des solos de guitare mais nous n’aimons pas ça, on trouve cela même ringard. La façon dont nous aimons faire des disques, c’est de considérer Matt comme l’élément le plus important, car il est la voix. La batterie aussi est très importante. Il faut ensuite faire en sorte d’assembler tous ces éléments. Nous ne nous considérons pas comme un groupe à guitares. Sur cet album, il n’y avait aucune raison de pousser les guitares d’emblée au premier plan. L’effet aurait certainement semblé bizarre, voire dur. Mais nous étions à la recherche de grosses dynamiques et parfois les guitares s’imposaient naturellement, notamment vers la fin du morceau.

Il y a en effet souvent dans vos chansons une énergie crescendo dans les guitares.

Aaron Dessiner : Il est vrai que certaines choses explosent davantage sur cet album, tout comme sur le plan vocal.

Matt Berninger : Nous avons aussi beaucoup travaillé sur les orchestrations, plus que nous ne l’avions jamais fait. Il y a une sensibilité lo-fi sur ce disque, et en même temps un côté aventureux, une relation d’amour compliquée entre ces deux éléments.

Psychédélique peut-être ?

Matt Berninger : Peut-être bien, oui.

Est-ce que Padma Newsome est toujours de l’aventure en tant qu’arrangeur ?

Aaron Dessner : Padma a travaillé sur trois titres. Mais mon frère a arrangé la plupart des morceaux. Bryce est aussi un compositeur de musique classique, il s’investit de plus en plus. Nico Muhly a aussi arrangé “Vanderlyle”, la dernière chanson. La partie arrangement est donc un mix entre Bryce, Padma et Nico. L’intérêt que nous portons aux orchestrations est similaire à ce que nous avons toujours fait. On ne pourrait pas se contenter de les utiliser seulement en tant que joli ornement, ou comme un extra de chantilly sur un gâteau. Si un arrangement figure sur un titre, c’est qu’il ajoute une valeur essentielle au morceau.

Matt Berninger : Si nous avons passé un an et demi pour écrire onze morceaux, c’est parce que nous avions enregistré énormément de matériel, et les choses ne se passaient pas comme nous le souhaitions. Beaucoup de personnes ont passé du temps sur ce disque, mais nous n’avons exploité qu’une infime partie de ces collaborations.

Parallèlement à l’album, vous vous êtes investis dans d’autres projets. Il y a la compilation caritative Dark Was The Night réalisée avec tout ce que le gratin de l’indie rock peut compter : Arcade Fire, Cat Power, Sufjan Stevens, Yo la Tengo, Yeasayer… Quelles sont les circonstances qui vous ont amenés à réaliser ce projet ?

Matt Berninger : Tout a été fait durant cette même période. Ce fut aussi un travail de longue haleine.

Aaron Dessner : Trois années séparent nos deux albums Boxer et High Violet. Il s’est passé beaucoup de choses entre les deux, cette suractivité est probablement due à notre nouveau studio. Par exemple, l’album de Clogs était terminé en vérité il y a déjà deux ans mais ne sort que maintenant. L’album a été retardé par quelques problèmes, notamment d’artwork. Chacun dans le groupe s’est investi dans la musique comme jamais auparavant, ce qui est une très bonne chose. Nous avons beaucoup d’amis dans la musique, ces rencontres engendrent d’autres projets. Pour Dark Was The Night, mon frère et moi avions l’opportunité de travailler pour cette organisation de charité, The Red Hot Organisation (ndlr : qui lutte contre le sida à travers l’organisation d’événements musicaux, concerts…). Nous avons toujours voulu collaborer avec eux, car j’avais participé à quelques-unes de leurs actions dans le passé. Je réalise qu’il y a trois ou quatre ans ce projet n’aurait pas pu aboutir, car c’est grâce au financement conséquent du label 4AD, l’un des meilleurs labels au monde et aussi l’un des plus auréolés de succès. Nous étions ensuite assez chanceux pour être en contact avec tous ces groupes que nous respectons ou admirons, à travers nos rencontres en tournée, ou simplement comme voisins new-yorkais. Peu importe, le projet a donné vie à cette communauté créant de la musique pour une bonne cause.

Les textes de l’album ont une portée à la fois très sombre et très directe. Sur la chanson « Anyone’s Ghost » vous chantez sur le refrain « I don’t want to Be Anybody Else, I don’t Want To Be A Ghost”.

Matt Berninger : Il y a une poignée de moments dans le disque où j’utilise volontairement des éléments qui ont une sonorité classique. Ces paroles par exemple viennent d’une chanson des Kinks, « I’m Not Like Everybody Else ». Une autre chanson s’intitule “Sorrow”, il y a déjà tellement de chansons qui s’appellent ainsi. Une autre aussi s’appelle “Runaway”. C’est un choix volontaire que d’utiliser ces clichés en certains endroits mais de différentes manières, juste pour m’amuser et voir ce qui se passe.

Est-ce un moyen pour motiver une certaine spontanéité dans les morceaux ?

C’est dans le but de ne pas trop verser dans la tristesse. Sur cet album, je me suis davantage focalisé sur les mélodies avant de vraiment commencer à penser aux textes. Ensuite, une fois que j’avais la mélodie, je revenais sur les paroles durant des mois et des mois. Je pense que ce disque contient le meilleur ensemble de textes que j’ai jamais écrit, du début jusqu’à la fin. Je pense aussi que ce sont les meilleures mélodies d’une manière générale. Cela prend une éternité pour aboutir à ce que je chante. J’ai terminé mes textes et les parties de chant la veille où nous devions masteriser l’album. J’étais toujours en train de chanter quelques minutes avant d’embarquer les bandes.

On remarque aussi une présence accrue de choeurs sur l’album, ainsi que des voix féminines.

Il y en a bien plus en effet, c’est tout à fait conscient. Pour les voix féminines, Marla Hansen chante beaucoup sur l’album.

Aaron Dessner : Il faut aussi savoir que sur beaucoup de titres, lorsque vous pensez que c’est une fille qui chante, c’est en fait un garçon. (sourire)

Matt Berninger : Sufjan Stevens, qui est venu faire des choeurs, chante effectivement très haut. Justin Vernon (Bon Iver) et Richard Reed Parry (Arcade Fire) ont beaucoup participé au disque. Il y avait cette envie de se détacher de cette image de « solitary man », aller à l’inverse pour qu’il se dégage un sentiment panoramique de l’ensemble. Avec une volonté de créer une communauté de voix.

Matt Berninger et Aaron Dessner, The National, avril 2010

Dans un entretien que vous avez accordé à Pitchforkmedia, vous parliez de ce morceau, “Bloodbuzz Ohio”, qui vous causait pas mal de problèmes, et que vous comptiez écarter de l’album. Finalement, il figure dessus. Et c’est plutôt une bonne chose !

Matt Berninger : C’est juste que nous traversions une phase dans l’enregistrement (sourire). La version de “Bloodbuzz Ohio” qui figure sur l’album est celle que nous aimons. Il y a un mois, celle sur laquelle nous travaillions ne nous satisfaisait pas. A force de travailler sur chaque chanson, il arrive un point où nous nous en lassons. Vient ensuite une phase où nous retravaillons le morceau à l’excès. Presque chaque fois, on massacre les morceaux. Il faut alors revenir dessus, couper et trouver le meilleur de ce que l’on a rajouté tout en gardant le meilleur de ce qui existait déjà, l’essence. Il est vrai que nous jetons beaucoup de morceaux. Un seul titre n’a pas été terminé à temps, “On Every Sunday”, ce pourrait bien être notre meilleure chanson à ce jour. Nous n’avons pas réussi à la terminer, mais ce n’est qu’une question de temps. Mais je suis heureux que nous soyons revenu sur “Bloodbuzz Ohio”, cela en valait la peine, sept mois au total tout de même.

Aaron Dessner : Il nous est toujours très dur de finir un morceau, et plus particulièrement pour les titres rock. Nous sommes très cyniques avec les clichés inhérents au genre, on tient à éviter que le morceau soit trop direct. Lui rendre une forme avec laquelle on se sente en harmonie, cela prend beaucoup de temps. Et cela peut même devenir frustrant.

Vous serez le 7 mai prochain au Zénith en première partie de Pavement, dans le cadre d’une tournée très courte en Europe. Comment s’est imposée cette date ensemble ?

Matt Berninger : Nous allons seulement donner cinq ou six concerts en Europe avant que l’album ne sorte : soit deux dates sur Londres, Paris, Berlin, comme une sorte de coup de départ. Puis nous allons rentrer à la maison et reviendrons plus tard, en novembre, je pense. L’album devait sortir initialement le 4 mai, et aurait coïncidé avec notre concert ici, mais la date de sortie a été repoussée. A l’origine, nous avions planifié de jouer seuls sur Paris ce jour-là. Mais nous avons appris que Pavement jouait aussi le même soir. On nous a alors proposé de combiner cette date ensemble, une idée qui nous a tout de suite emballés.

Enfin, vos cinq albums favoris ?

Aaron Dessner : J’en veux six !

Bob DylanBringing It All Back Home

Bob DylanHighway 61 revisited

Bob DylanBlonde on Blonde

BeatlesRevolver

Bob DylanBlood on the Tracks

Neil YoungAfter The Gold Rush

Matt Berninger :

Nick CaveLet Love In

Tow WaitsBone Machine

Pixies Doolittle

Wedding PresentSeamonsters

Violent Femmes – Violent Femmes

REMLife’s Rich Pageant



The National, High Violet (Beggars/Matador)

– Site officiel

– Lire également notre chronique de Boxer (2007)

– Lire également notre entretien accordé à l’occasion d’Alligator (2006)

– Lire également notre entretien accordé à l’occasion de Sad Songs For Dirty Lovers (2003)

Voir le clip de “Bloodbuzz Ohio” :

The National – « Bloodbuzz Ohio » (official video) from The National on Vimeo.