Rencontre avec le songwriter canadien exilé à Paris, au cours de deux dimanches paresseux et délicats. Entre grand sérieux et dérive blagueuse.


Cette rencontre était devenue impérieuse tant l’actualité du musicien des deux prochains mois se montre riche et alléchante (notamment en première partie de Thee Silver Mt Zion, en duo avec Eloïse Decazes de ARLT) mais aussi et surtout parce qu’il est urgent que cet artiste précieux figurent dans toutes les bonnes discothèques des mélomanes français qui ne le connaîtraient pas encore (et qu’ils se procurent par exemple très vite le lumineux Guitar & Voice, sorti en 2012).

Sur notre territoire depuis plus de deux ans, créateur d’un label à Toronto, réalisateur de 4 albums solos magnifiques, amoureux des collaborations protéiformes, Eric Chenaux a bien voulu questionner pour nous avec intensité et finesse sa pratique et sa manière de penser la musique.

Jardinier attentif, il fait pousser des végétaux sonores contrariés par des instruments utilisés bizarrement (guitare à l’archet, mini amplis, enceintes tournant dans les airs …). Il développe des fines nuances harmoniques dans un air très pur et dessine lentement des réseaux en expansion libre. Nos oreilles, toujours prêtes à se lover dans leurs repères favoris. « Jazz, blues, folk, musique médiévale » sont frappées par ces espaces sonores inouïs. Les lieux sont certes emplis des brumes de l’Ecosse, arrosés de pluies anglaises, ils se souviennent bien des cornemuses ancestrales et sèchent sous le soleil nostalgique des Appalaches mais ils sont aussi le terrain d’expériences extrêmes et singulières à la beauté déchirante.

Pinkushion : Comment ça a commencé ? Comment as-tu eu envie de faire de la musique ?

Eric Chenaux : J’étais très jeune. J’y ai pensé très longtemps avant de m’y mettre concrètement car je ne suis pas issu d’une famille de musiciens comme beaucoup de mes amis. Un jour j’ai trouvé une guitare à deux cordes dans une brocante de la rue de Toronto où j’habitais. Elle m’a coûté 5 dollars je crois. J’ai regardé la guitare pendant longtemps avant d’en jouer. J’ai toujours écouté beaucoup de musique, c’était presque plus important que d’en faire. Acheter des disques, prendre le temps de chercher des nouveautés, observer les couvertures des vinyles, établir des connexions entre les musiciens qui jouent sur un disque ou sur un autre, faire des trouvailles. C’est surtout ça mes souvenirs de musique : être dans les magasins de disques. A Toronto je ne savais pas où aller pour écouter des concerts. J’écoutais des choses sur le magnéto à bande de mon père, il possédait des centaines de bandes que j’écoutais au casque. Il avait toute une collection de musique classique, beaucoup de Tchaïkovsky. Ca me faisait un peu peur, c’était fort. Il y avait aussi Jimi Hendrix, Neil Young, Erik Satie, Bob Dylan. Beaucoup de choses très différentes. J’avais une écoute très naïve et je ne faisais pas de séparation entre les styles. Je n’y connaissais rien. Un jour j’ai entendu à la radio « Upside Down » de Diana Ross. Comme elle était passée vers 3 heures de l’après-midi j’ai pensé que le lendemain je pourrai entendre la même chanson à la même heure. J’ai préparé la cassette pour enregistrer la chanson, mais j’ai été déçu. J’ai attendu longtemps pour la réécouter. Heureusement elle est repassée dans la semaine et j’ai vite appuyé sur le bouton « record ». Bien entendu j’ai loupé les premières secondes du morceau. J’ai écouté cet enregistrement 300 fois de suite.

Et pourtant ce que tu fais aujourd’hui est très différent. Ce n’est pas au R’n’B auquel on pense en premier en écoutant ta musique !

Quand je chante, je chante comme ma voix veut chanter. C’est une voix, c’est la mienne. Ma relation avec la guitare est un peu différente, j’improvise d’avantage avec elle. J’entends souvent une sorte de schizophrénie dans l’espace entre ma voix et mon jeu de guitare.

En effet, l’oreille est plus confortable avec ta manière de chanter alors que ton instrument va l’étonner beaucoup plus.

Oui et en même temps il y a beaucoup de musique que j’adore, comme celle de Martin Arnold dont je peux dire que c’est étrangement joli. Ce n’est pas absolument dissonant, ni absolument consonnant. C’est une musique dans la marge que tu peux écouter distraitement, qui peut paraître commune, mais qui comporte une part d’étrangeté. C’est entre joli et étrange. Mais on ne peut absolument pas dire pourquoi c’est étrange.

Oui, c’est ce qu’on se dit quand on écoute tes chansons : « je connais ça, mais il y a quelque chose qui m’échappe. Je reconnais mais je me perds. Ca me parait simple mais c’est très étrange et complexe ».

Oui, je pense qu’avec cette façon de chercher un espace, un ailleurs, on est aussi dans la recherche du merveilleux. Un espace qui se situe entre ce que l’on peut comprendre et ce qui nous échappe. Et c’est en quelque sorte une position politique. Je dirai que c’est un psychédélisme radical.


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Donc, tu as commencé vers 10-11 ans à jouer de ta guitare à deux cordes…

Oui ! Quelques années après j’ai acheté une vraie guitare, et j’ai commencé à faire des études de musique à partir de mes 14 ans. J’allais à mes cours en voulant apprendre le flamenco, après j’ai voulu faire un solo comme le guitariste de Grateful Dead, le jour d’après je voulais connaître la musique de Robert Johnson, etc, etc. C’était un peu difficile à vivre pour mon professeur, un guitariste de jazz fusion. Un jour, je suis allé l’écouter à un de ses concerts avec d’autres étudiants. Je n’ai absolument pas écouté la guitare mais le « portamento » du synthé qui m’a frappé.

Ca été le début de Phleg Camp ?

C’est le deuxième groupe avec lequel j’ai joué. Quand je suis entré au Lycée, j’ai commencé à jouer avec d’autres musiciens. Je ne comprenais rien à la musique et j’ai entendu les Cocteau Twins et je me suis dit « hé mais c’est très joli ça ! ». Je n’avais aucune pédale ni effet, alors c’était très difficile de faire du Cocteau Twins avec une guitare acoustique. Mais Phleg était un post-punk rythmé.

Il y a des vidéos très étonnantes sur You Tube de toi chantant du punk ; ça marche bien ! Ca correspond à une énergie de jeunesse qui planait dans ton entourage ?

Oui, ce n’est pas vraiment une question de choix musical. La musique post-punk était une possibilité à cette époque. Le bassiste plus âgé que moi pensait qu’avec le post-punk on pouvait se produire facilement dans un club du centre ville. Alors j’ai essayé et ça m’a plu. Je n’avais pas tellement écouté cette musique, c’était plus une pratique commune avec des jeunes comme moi qui voulaient jouer dans un espace social. Je me suis trouvé là un peu par hasard mais c’était possible. Aujourd’hui encore je fais ce qui est possible là où je me trouve.

Ce fut un moment de rencontres également ?

Oui le milieu post-punk des années 80 était un étrange mélange de personnages. J’ai rencontré des joueurs de bluegrass, de country & western, de reggae. Les musiciens venus de ces horizons si divers jouaient tous du post-punk ! Et puis un jour à la radio, la musique expérimentale et improvisée a retenu mon attention et ma pensée a commencé à évoluer. J’ai entendu pour la première fois un espace musical que je ne pouvais pas comprendre. C’était plus abstrait qu’une simple pratique de la musique. Ils jouaient vraiment de leur instrument. C’était comme regarder de l’art abstrait. Je ne pouvais pas comprendre, mais je n’avais pas besoin de comprendre pour aimer. Cette forme abstraite m’a réellement intéressée pendant des années. J’ai commencé à acheter des disques d’improvisation et de jazz plus courant (Misha Mengelberg, Carla and Paul Bley, Archie Shepp), de la musique pré-contemporaine (Messiaen, Satie).

Qu’est-ce que l’improvisation pour toi? Comment la penses-tu? Quelles sont les meilleures conditions pour qu’elle soit fertile?

Les conditions doivent changer souvent pour obtenir le meilleur de l’improvisation! Le contraire de l’improvisation n’est pas la composition. Mais l’improvisation n’est pas non plus le contraire de la composition. C’est dans la marge. Certains musiciens peuvent composer des détails, moi j’improvise mieux les détails que je ne peux les composer.

Est-ce que c’est une façon de les trouver, les dégoter ces détails qui pourront servir ensuite une composition ?

Oui un peu, mais on pense souvent qu’il y a deux temps distincts : le temps du jeu en face du public et un temps en dehors de ce jeu. Or j’improvise dans tous les temps (pendant, avant et après le jeu). Ca veut dire que quand je joue, je joue entre les temps. Pour moi il n’y a pas un « instant/composition » parce que je pense à la musique tout le temps : quand je fais du ménage, quand je dors, quand je me ballade, quand je parle à quelqu’un ou fais de la cuisine. Tous ces temps-là construisent une croyance en ce que je dois faire. L’improvisation n’est pas n’importe quoi, c’est important. C’est un temps qui passe et l’improvisation est inclue dans ce présent changeant. Un danseur japonais qui s’appelle Min Tanaka, grand improvisateur, a dit : la performance n’est pas le plus important, ce qui l’est c’est la manière d’être après la performance. Ce n’est pas religieux ou moral…

C’est une sorte de cohérence entre tous tes domaines de vie. La façon avec laquelle tu regardes le monde, comment tu es avec les gens. Donc ces différents espaces se superposent et doivent se ressembler ou se nourrir entre eux ?

Oui et quand j’improvise c’est pour jouer avec une idée, je peux jouer davantage dans l’improvisation que dans l’écriture. Je sais que certains musiciens peuvent mieux écrire qu’improviser. La composition se fait dans l’oreille du public. J’écris aussi, cependant il y a de plus en plus de place pour l’impro (comme dans mon dernier disque). Je n’improvise pas les mots. J’écris les mots, une mélodie, et j’improvise autour de cette mélodie avec ma voix, harmoniquement.


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Tu parles beaucoup de la danse, ou des autres arts qui déclenchent des idées musicales que tu vas pouvoir réutiliser…

Il y a des différences nettes entre les arts mais il y a des idées, des concepts, que tu peux transformer ou moduler. Par exemple j’ai vu une exposition à New York de Gordon Matta-Clark. Il avait constitué une brique de feuilles de papier et il a fait une incision avec un couteau dans la pile. Il a trouvé une manière de produire plus d’espace après son intervention. J’aime l’idée que tu peux créer, jouer avec un espace et non pas le remplir.

C’est une question importante dans ton travail d’ouvrir des dimensions spatiales ?

Pendant un moment, on peut imaginer ou montrer un autre monde. Mais je n’ouvre pas une porte que je connais pour la montrer aux autres.

C’est en ça que tu dis jouer de la musique d’abord pour toi ?

Je ne veux pas changer les autres, tant mieux s’ils aiment les mêmes choses que moi. Je partage et je fais la musique que je peux (ça c’est important !). Et puis il y a des choses que j’adore mais que je ne peux pas faire car d’autres le font incroyablement bien. Je cherche ce que je peux faire dans l’espace qui est le mien.

Est-ce que parfois tu utilises quelques notes et tu vois ce que tu peux ouvrir, jusqu’où tu peux aller avec elles à l’instar des minimalistes?

Je crois que je ne suis pas exactement un minimaliste, mais j’adore beaucoup de musiques minimalistes. Pour moi ce qui est important c’est la mélodie. C’est toujours étrange une mélodie. Tu peux créer une mélodie très courte avec 5 notes. Tu peux écouter une mélodie sans fin. Comme dans certains morceaux du Moyen-Age, ou des Shaggs. Il y a quelque chose qui ne s’arrête pas. Je pense au film de JC Fitoussi que j’ai vu hier, Je ne suis pas morte, qui dure trois heures. Lorsque le film s’est terminé, il continuait. On pouvait imaginer qu’il ne s’arrête jamais. Il n’est ni historique, ni contemporain, il est hors du temps, sans cadre.

Comme dans l’album de Brian Eno Discreet Music, c’est un peu cette idée d’une musique qui ne finit pas, qui s’étend à l’infini ?

Je connais peu la musique de Brian Eno, mais il a créé un label, Obscure Records qui est important pour moi. Tu peux écouter les premières compositions de Gavin Bryars pendant une heure et demie mais tu peux imaginer qu’il a commencé à jouer vingt heures avant. Ca dérive.

Le nom du label Rat-Driftingla dérive du rat ») fait entendre ta préférence à errer sans but plutôt que d’aller quelque part précisément, c’est comme vouloir se perdre. C’est important pour toi de pouvoir dériver, dans notre monde d’aujourd’hui toujours à nous asséner des objectifs et des buts à atteindre ?

Rat-Drifting est le titre d’une pièce que j’adore de Martin Arnold avec qui j’ai créé ce label. La dérive est une bonne façon de commencer à parler de l’écoute. Il n’y a pas de destination, mais il y a un présent tout autour, à écouter très attentivement.

Quels sont les endroits qui sont importants pour toi ?

Pour moi la géographie est un espace composé de musiciens. A Toronto j’ai joué avec beaucoup de gens dans des formations mouvantes. Maintenant et c’est un peu nouveau, je joue d’avantage seul. Avec Ryan Driver et Doug Tielli nous avons formé de nombreux groupes qui sont autant d’idées différentes au sein de Rat-Drifting. Nous étions 6 ou 8 amis très proches musicalement et socialement, on a produit des disques jusqu’à mon déménagement à Paris. Le temps du label (10 ans et 22 disques) est terminé maintenant pour moi, même si j’entretiens encore des relations avec mes amis de là-bas.


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Parle-nous de ta collaboration avec Eloïse Decazes, puisque le public aura la grande chance d’entendre votre duo en première partie de Thee Silver Mt. Zion.

Je connaissais Sing Sing et Eloïse du duo ARLT. Ils m’ont invité à faire un concert au Café de la Danse et nous sommes devenus très vite amis. J’ai été très ému par la façon dont ils pensent. Eloïse et moi avons découvert notre goût commun pour la musique médiévale. Elle chantait des chansons incroyables dans l’appartement. Alors j’ai improvisé et ça a marché…

As-tu d’autres projets de collaborations en France ?

Oui ça commence et c’est bien car ça me manquait. J’ai travaillé au design sonore du film Le Petit Fugitif (NDR : un film américain réalisé par Ray Ashley et Morris Engel, sorti en 1953. Il raconte l’errance d’un enfant seul au milieu de la foule et des attractions de Coney Island) qui me permet de réaliser un ciné-concert très loin de l’illustration musicale habituelle. J’ai d’autres projets mais je suis assez lent et j’aime que les choses arrivent naturellement. Je joue de la musique avec Sebastien Roux en studio en ce moment. Il m’intéresse beaucoup.

Un projet très intéressant se dessine actuellement autour de la chanteuse italienne Marisa Terzi…

C’est Jacopo Leone, un producteur sicilien qui a eu cette idée d’enregistrer un disque autour de cette chanteuse avec Victor Herrero, José Luis Herrero, et Alex Neilson. On a commencé à faire les arrangements et nous attendons Marisa pour l’enregistrement très prochainement.

On annonce un tremblement de terre : si tu devais emporter en urgence 5 disques et partir en courant ?

Eh bien je suppose que ça dépend de l’endroit où je me trouverai et du moment où la catastrophe se produira, mais aujourd’hui ce serait :

Inside Betty CarterBetty Carter
• « Aberrare » – Martin Arnold (interprété par le Quatuor Bozzini)
Private PartsRobert Ashley
CompilationWaterson/Carthy
Ensemble Pieces Christopher Hobbs, John Adams, Gavin Bryars (1975, Obscure n° 2)

Crédits photo : Céline Riotte

Actualité

FEVRIER
18.02.14 Lyon, L’Epicerie Moderne, (première partie de Silver Mt. Zion)
19.02.14 Limoges, CC J Lennon, (première partie de Silver Mt. Zion)
20.02.14 Rennes, La Route du Rock Festival, La Chapelle du Conservatoire,”¨Ciné-concert <>
27.02.14 Brussels, Botanique, (première partie de Silver Mt. Zion)

MARS
08.03.14 Paris, Galerie Treize, interprètera Anatomy Of Melancholy de Rudolf Komouros
10.03.14 Amsterdam, Paradiso, (première partie de Silver Mt. Zion)
11.03.14 Paris, La Cigale, avec Eloïse Decazes, (première partie de Silver Mt. Zion)
14.03.14 Montreuil, Maison Populaire, avec Jacob Wren
15.03.14 Genève, DAF14 Festival, CENC – Centre d’Expression Numérique et Corporelle







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– Sur La route du rock