Il ne manquait plus que le blues dans cet énorme concert de guitares azimutées. Et quitte à balancer un blues, autant qu’il vienne du fin fond du Mississippi. A moins que…


Dès les premières notes de Cryland, nous voilà transportés chez Slim Harpo, ce gandin au sourire inaltérable, à la guitare aguicheuse et à l’harmonica chatouilleur. Jusqu’à la voix, traînante à souhait, « Gloom Uprising » nous promet un vibrant hommage à celui qui fut la source d’inspiration principale des Rolling Stones lors de l’écriture d’Exile On Main Street. A moins qu’il ne s’agisse de la six cordes de Robert Belfour ou de la batterie de Super Chikan, illustres hôtes du formidable label Fat Possum.

Funeste erreur, Don Cavalli est né loin, très loin du bayou. Il est même carrément né en région parisienne. La divine surprise de Cryland n’en est que plus grande. Ce blues originel, charnel et cru, cette basse énorme et cette batterie intouchable, le tout emmitouflé dans un son plus-vintage-tu-meurs (analogique, le son, bien sûr). Tout nous pousse à croire que ce disque est une énième et néanmoins formidable réhabilitation d’un vieux bluesman tout juste sorti de taule ; à l’instar du regretté R.L. Burnside qui refit surface en 1996, épaulé par un Jon Spencer en pâmoison, sur un disque d’anthologie, A Ass Pocket Of Whiskey. D’ailleurs, R.L. n’est pas totalement absent de Cryland, on y entend les réminiscences funky de sa toute fin de carrière sur le reptilien « Aggression ».

On ne parle pas de ce blues insupportable, aux soli de guitares longs comme des campagnes électorales, au son lissé à l’extrême et aux paroles désespérément vides. En clair, on ne parle pas de ce suppôt d’Eric Clapton. Non, il s’agit bien de ce blues roots, trash et fondamentalement poisseux. Ce blues qui donna par la suite naissance aux plus grandes heures de la soul la plus imbibée, celle de Melvin Van Peebles à l’époque de son redoutable Sweet Sweetback’s Baadasssss Song – soit le climax de la Blaxploitation. C’est à peu de chose près ce que donne à entendre « Here Sat I (Off Jumps The Don) ». Plus loin, « Vengeance » nous rappelle même Skip James. Autant dire que Don Cavalli connaît son Petit Fûté Du Blues Sale Comme Il Faut sur le bout des doigts.

Il est donc particulièrement difficile, pour un mordu du blues, de parler de ce Cryland. Faut-il mettre en avant cette écriture limpide et évidente, ce son daté au carbone 14, cette pédale Wah-Wah Cry Baby (d’où le titre de l’album) utilisée ad libitum ? Faut-il encenser cet hommage plus que parfait à ceux qui construisirent la légende aujourd’hui encore à peine effleurée ? Faut-il se féliciter d’avoir, de ce côté-ci de l’Atlantique, l’homme capable de faire la nique à Jon Spencer en deux accords (ou peut-être trois) ? Ou au contraire faut-il se méfier comme de la peste bubonique de cette relecture Ocora Radio France d’une musique que l’on aime jusqu’à la moëlle ?
La réponse fuse, on applaudit des deux mains. Oui, mille fois oui, Cryland est un bijou du genre, une vraie tuerie blues déjà intemporelle. Car il est évident que Don Cavalli n’a peur de rien, et de ne surtout pas s’attaquer à la face nord de cette musique si simple d’apparence et si compliquée dans son histoire et dans les multiples variantes qu’elle propose, des plus putassières aux plus décharnées, des plus mainstream aux plus obscures. Don Cavalli, fort d’un talent décidément incontestable, de survoler pas moins de 70 ans de blues, en passant même par sa frange cajun. Cryland est le talweg inespéré de tout ce que compte la musique noire américaine à peine libérée des chaînes de l’esclavage. Et donne envie de retourner illico dans les bacs à soldes maflus des quelques disquaires encore sur pied pour y dégoter toutes ces rééditions de vieux bluesmen immortels.

Alors pour ce disque totalement anachronique aujourd’hui. Pour cette musique qui remporterait finalement tous les suffrages s’il fallait décamper fissa sur une île déserte. Pour le hit imparable « New Hollywood Babylon ». Pour cette voix enfumée et capable de tout. Pour ces chansons érectiles. Pour toutes ces raisons, on érige Don Cavalli en héros.

– Son Myspace