Le prolifique guitariste Daniel Bachman est le digne héritier du courant american primitive. Son premier album enregistré dans des conditions studios est une merveille d’épure folk.


Avec ses amis Steve Gunn et Ryley Walker, Daniel Bachman fait partie de cette génération de guitaristes américains dont la maîtrise époustouflante de leur instrument est uniquement dévouée à une quête épurée et authentique de l’harmonie. Bachman est le plus jeune des trois, mais sa musique elle celle qui remonte le plus loin aux sources de la folk. Et pour l’avoir vu en concert (il tourne régulièrement avec son ami, le folksinger chicagoan Ryley Walker), on peut sans conteste arguer qu’il est aussi le plus habité.

Pourtant, Daniel Bachman ne chante pas, sa six-cordes s’en charge pour lui. Son prodigieux picking suit les préceptes de l’American Primitive initiés par le maître John Fahey voilà plus de cinquante ans. Un Etat d’esprit qui implique également un mode de vie de baroudeur – il est constamment sur la route. Musicalement, le style qu’il affectionne particulièrement se joue avec un bottleneck sur un modèle Weisenborn (cette guitare lap steel acoustique qui se joue assise, remise au goût du jour dans les années 90 par Ben Harper). Bien que sa folk soit respectueuse des traditions, le souffle d’interprétation qu’il y glisse est profondément moderne, celui d’un jeune homme, du haut de ses 25 ans, lancé dans la course effrénée de la vie. Autre détail important, il est originaire de Fredericksburg, la même petite ville de Virginie que l’immense Jack Rose. Il est aisé alors de comprendre qu’au contact de son voisin et guitariste virtuose disparu voilà six ans – lui aussi adepte de la Weisenborn – , sa vision de la musique en ait été bouleversée à jamais.

River, son quatrième opus solo décemment distribué (on ne compte pas les innombrables cassettes autoproduites et autres vinyles vendus uniquement à ses concerts) et premier enregistré dans des conditions studio, s’inspire du fleuve Rappahannock qui coupe en deux sa ville natale. Ces rives claires et limpides ont bercé son enfance mais ont aussi emportés nombre de ses proches, tombés malades après la récente crue qui inonda Fredericksburg. Un vibrant hommage rendu sur « Won’t You Cross Over To That Other Shore » qui ouvre l’album, tourbillon de 14 minutes où se croise picking, raga folk, blues traditionnel et musique appalachienne. On peut sentir distinctement ce mélange de danger et de mélancolie qu’éprouve Dan Bachman pour ces courants d’eaux tortueux.
Le reste de l’album ne parvient pas à atteindre l’intensité de ce tour de force, et s’éloigne vers des thèmes moins agités voire apaisés, déjà empruntés sur les opus précédents. Le ralentissement du tempo est ici la clé, irriguant des morceaux comme « Farnham » et « Song for the Setting Sun ». On pense beaucoup au John Fahey contemplatif de la période, Takoma chose inhabituelle lorsqu’on connait le doigté intrépide dont Bachman était jusqu’ici coutumier. Une certaine sagesse semble avoir pris le dessus. Deux reprises sont aussi sont au programme et non des moindres : l’une de son mentor Jack Rose (Levee), superbe vague-à l’âme au bottleneck où les silences entre les notes sont bouleversants. L’autre est un classique revisité du bluesman des années 20 William Moore (Old Country Rock). La dernière piste, reprise du thème du premier morceau, laisse progressivement s’éteindre les battements de pouls au rythme des cordes en acier, dans un vibrant et ultime regard en arrière.

Si River n’est peut-être pas le meilleur album du prodige de Virginie – Seven Pines (2012) et Jesus I’m a Sinner (2013) sortis sur Tompkins Square sont tout aussi consistant -, ce premier enregistrement réalisé donc dans des conditions « professionnelles » rassure sur la capacité du guitariste solitaire à garder une vision claire et authentique. Le meilleur reste encore à venir, d’autant que la récente réédition du EP Grey-Black-Green nous le montre capable d’expérimenter brillamment, en croisant les attaques sauvage et plein d’échardes d’un Bill Orcutt avec les accordages épiques d’un Robbie Basho.