Cela fait plus de 15 ans que Bill Callahan est seul au sommet. Aujourd’hui paraît Apocalypse, nouvelle pierre de taille apportée à une œuvre aussi atypique qu’éblouissante.


Un temps, le jeune Callahan composait des albums tourmentés et nous foutait la trouille. Julius Caesar (1993) et Wild Love (1995) par exemple, kaléidoscopes où chaque morceau – produit de façon famélique mais saillante – aurait pu ouvrir une piste pour dix autres. Plus effrayant et bouleversant encore fut celui qui suivit, The Doctor Came At Dawn (1996), disque en bloc, bateau fantôme dérivant sur une mer sans rivage. Peut-être Bill – planqué alors sous le nom de Smog – se libéra-t-il ainsi de ses colères, de ses peurs et frustrations. Déjà, derrière ces morceaux obsessionnels, aussi épiques que délabrés, se découvrait une écriture hors du commun. Des morceaux agités de l’intérieur mais assurés dans leur interprétation. Une voix également, grave et résolue.

Chacun des albums subséquents offrit son lot de chansons mémorables. Red Apple Falls (1997), Knock Knock (1999) et Dongs Of Sevotion (2000) constitue une (fausse) trilogie fulgurante, où l’apaisement côtoie constamment le chaos, où le classicisme des musiques américaines se frotte aux expérimentations les plus rugueuses. Tout comme au sein d’Apocalypse. La cohérence d’un artiste qui sait où il va, tout en découvrant au fur et à mesure quels chemins escarpés il doit emprunter.

Après avoir mis Smog entre parenthèses, le natif du Maryland finit par signer sous son nom. La métaphore semble un peu trop évidente : le Smog se lève et laisse apparaître l’homme Bill Callahan, contemplateur épanoui des grands espaces. Mais, cela ne veut pas dire qu’il rentra dans le rang, malgré les apparences, au nombre desquelles figure Woke On A Whalehart, album de 2007, mal aimé de certains car produit trop country : violon western, (haut le) chœur féminin, un peu plus d’instrumentation et d’entrain. Enregistrement pas plus étrange que les autres pourtant, ou alors tout autant. Juste différent. Les deux perles “Diamond Dancer” et “Sycamore”, plus accessibles, comme coulant de source, auraient pu devenir des hits ; enfin, à l’échelle des musiques dites indépendantes, donc « hit » de pas grand chose. Ce qu’il en fut, soit rien. L’écriture de Bill Callahan demeurait ténébreuse, emplie de zones d’ombre, de chausses-trappes. À la fois accueillante et inquiétante. Bref, toujours insolite.

En 2010, Sometimes I Wish We Were An Eagle est accueilli comme le chef d’œuvre qu’il est. La palette de sons n’a jamais été aussi riche et contrastée. Les chansons se déploient dans un format panoramique, prenant la hauteur de l’aigle rêvé. Apocalypse ne prend pas à proprement parler le contre-pied de Sometimes, mais sa conception a été plus rapide et spontanée. Sept morceaux et, une nouvelle fois, une amplitude frappante.
Pour Callahan, si Sometimes fut un album pointilliste, Apocalypse est un disque expressionniste. Débrouillez vous avec ça.

On peut appréhender Apocalypse comme une œuvre en deux parties – chacune composée de trois chapitres – et d’un épilogue. L’apparition furtive d’une flûte et d’un violon au sein de “Drover” ne trompe guère. Brefs ornements sur fond de guitare obstinée, elle même aussi sèche qu’une batterie en coups de fouet. Le ton de Callahan s’est de nouveau durci. “Baby’s Breath” dresse ensuite un tableau de la tradition séculaire des musiques américaines. Folk primitif, ballade crépusculaire, blues en costume new wave. On suit fasciné ces variations de rythmes – accélérations et relâchements – cette construction savante, baroque sans être démonstrative. Callahan écrit comme dans un roman. Progressive et obstinée, “America !” atteint le pic de tension, alors qu’une guitare vrillée figure les paradoxes d’un pays malade de lui même.
La seconde partie du disque sera plus douce, “Universal Applicant” et “Free’s” se déployant à la marge d’une ambiance soul jazz seventies. Entre les deux, “Riding For The Feeling” sous tend la mélancolie de l’abandon et le plaisir de la reconquête. De ces apocalypses intimes où tout est à réinventer. En conclusion, “One Fine Morning” évoque avec une subtilité bouleversante l’ultime voyage.

Ces morceaux semblent une nouvelle fois interroger la place de l’individu dans un monde aussi céleste que supplicié. Callahan n’est pas un donneur de leçons, pas plus méprisant que complaisant. Entre contemplation et observations, il dresse des tableaux dont il tire des questions. «I’m standing in a field / A field of questions / As Far as the eye can see». Comme le voyage est plus beau que la destination, les interrogations pourraient être plus décisives que les réponses que nous pouvons y apporter.
Ancré dans la nature de son pays, son bestiaire et sa géologie, Callahan se présente humblement sans attache, à la conquête d’une liberté exaltée. Le court texte de “Free’s” est à ce titre remarquable. Être libre c’est appartenir à la liberté. CQFD. Et cet homme debout, secoué de contradictions qui le dépassent, empli de faiblesses mais aussi porté par ses idéaux, son intelligence et sa sensibilité, sa cruelle lucidité, ne vaut pas plus – ni moins – que le veau, les abeilles, le buffle ou le poulain (“Universal Applicant”). Soit l’arche sacrée de Callahan, autant guide du troupeau que conduit par lui.

Le clip de Riding for the feeling :